Entretien sur "Petits échanges, grande destinée" par Mo Gourmelon, Saison Video, Lille, juin 2024
Mo Gourmelon : Comment décide t-on de filmer avec comme sujet son chien ? Vous n’êtes pas seul à filmer votre chien mais l’on reste dans le registre du film de famille. Avec votre film on accède en quelque sorte à un journal filmé. Acceptez vous ce terme ? Ou comment qualifier votre film ? Pourquoi avoir opté pour votre voix off ?
Pierre Villemin : Je réalise des films expérimentaux et documentaires depuis longtemps avec le souci de mettre en lien des sujets liés au réel, aux rencontres et aux découvertes qui ponctuent ma vie.
Je transpose ces réappropriations en des formes diverses qui peuvent emprunter des écritures expérimentales (comme le film « 36000 », où je m’inspire de la main négative laissée dans une grotte par l’homme préhistorique pour construire une déambulation fantasmée dans la nature). Ou encore avec « Entre mémoire », film dans lequel je reprends des images d’archives familiales qui deviennent une matière à réflexion sur une sorte de rétrospection personnelle en mélangeant des approches documentaires et des formes expérimentales sur l’image et le son.
Avec ce film « Petits échanges grande destinée » tout commence par l’arrivée de cet animal de compagnie dans notre foyer. Mon épouse le reçoit en cadeau et même si j’étais en accord avec l’arrivée de cet être, j’ai toujours eu une appréhension à l’idée de vivre avec un chien au quotidien.
J’ai commencé à le filmer avec une caméra à 360 degré puis rapidement avec mon reflex Panasonic. Tout en amassant des images je me suis petit-à-petit ouvert à cet chien qui est devenu un véritable compagnon de jeu et partenaire de prise de vue.
Il avait quatre mois a son arrivée donc il dormait beaucoup. Dans ces situations d’abandon à la caméra il était plus facile à filmer ; ça a donné un premier film de huit minutes « Si petit avec de grandes idées dans sa tête », dans lequel je reprends des propos du philosophe Bernard Stiegler sur le devenir du monde d’un point de vue biologique et anthropologique, propos que je prête à mon chien Soko dans le film.
Par la suite, je continue à filmer Soko avec mon téléphone portable et j’amasse une quantité d’images plus spontanées et vivantes de l’animal dans différentes situations quotidiennes. Je vais même jusqu’à fixer une petite caméra sur son harnai pour adopter son point de vue et surprendre des situations de rencontres avec d’autres chiens que je provoque durant des longues promenades urbaines.
Six mois se passent. Je décide de mettre en forme ces rushes, et commence à raconter ma vie avec Soko et d’enrichir mon propos avec des textes de philosophes et écrivains ayant abordés ces thématique canines et animale : Marc Alizart, Vinciane Despret, Donna Haraway, Konradt Lorentz, Jean Michel Wyl, et la collapsologie : Pablo Servigne
Une partie du film est consacrée au regard documentaire et sur la notion de «réel », que je questionne à partir d’un extrait d’un film que j’ai réalisé il y a vingt cinq ans où je fais le portrait d’un vétérinaire que je mets en perspective avec ma façon de regarder avec la caméra, lorsque je filme une consultation qui tourne mal, je reprends des propos d’une conférence de Patrick Leboutte, théoricien du cinéma, qui explique ce qu’est le réel au cinéma.
Jean Rouch apparaît également lorsqu’il explique la réussite d’un plan de cinéma par la métaphore du chien auquel il envoie une balle et qui la rapporte… ou pas… Je retente l’expérience avec Soko.
« Petits échanges grande destinée » est un film qui opère par disgressions. Une accumulation de scènes qui viennent sceller mes goûts et mes envies, une constellation de références que je fais vivre pour dégager avec précisions mes aspirations, « ce qui me meut ».
Je me raconte grâce à Soko. Il guide mon fil narratif. Le chien est un accoucheur de pensée, qui m’aide à me définir, moi par rapport au monde et lui en tant que compagnon.
La dénomination « journal filmé » me convient parfaitement. Au moment du montage, dans la time line, je me suis organisé pour enregistrer ma voix soit en lisant les textes d’auteurs choisis ou soit en improvisant totalement en regardant les images. C’est ce qui donne cette proximité avec le public, je pense.
MG : Vous dites dans le cours du film je ne suis pas ton maître seulement ton apprenti. Qu’entendez-vous par là ?
PV : C’est une citation de Donna Haraway, philosophe, sociologue et biologiste
qui a écrit entre autre Manifeste des espèces compagnes.
Avec cette phrase, j’ai envie d’interpréter comme une sorte d’inversion sur la position centrale de l’humain en tant que grand ordonnateur du monde. J’apprends tout de Soko, il me transmet toutes sortes d’informations sensibles, non verbales, qui passent par le regard, la truffe, la queue, les sons qu’il émet, ses renfrognements… tout ceci me place en tant qu’observateur interragissant, me met dans un état d’attention qui me fait redevenir enfant, à l’écoute de l’animal pour recueillir son enseignement, sa joie, sa tristesse, son amour… tout entier à son écoute que je suis…
MG : Quel beau programme que de vouloir parler de soi de façon détournée plutôt que parler de soi directement.
« Petits échanges, grande destinée » est un film qui tente d’envoyer un message universel par-delà ma simple personne. Mes préoccupations rejoignent celle de mes contemporains. Le réemploi d’ extraits d‘ouvrages qui m’ont marqué et auxquels je m’identifie, cet assemblage d’écrits, reflètent au plus près ma pensée mieux que si je les avais rédigés moi-même.
Cette entrée en résonnance avec les problématiques climatiques, sociales, anthropoligiques, biologiques, philosophiques, parcourent le film et tentent d’en faire un «essai », une production d’images en mouvements et de sons, « un collage » qui envoie une information sensible vers un public, avec l’intention de lui insuffler quelques idées teintées de poésie, fruit ultime du rapprochement entre deux êtres : un chien et son apprenti.
MG : Vous dites à un moment du film que le chien est le seul animal avec lequel le regard est un échange entre l’homme et l’animal. Le chat le cheval etc ... regardent leur maître je ne comprends pas bien cette déclaration.
PV : C’est une citation de Jean Michel Wyl « Il n'y a que deux espèces qui, sur cette terre, sont capables, quelquefois, de se donner entièrement à la camaraderie, avec les yeux : l'homme et le chien. »
Je comprends cela comme étant l’ultime témoignage d’affection, qui se passe avec son propre chien. C’est une transmission de sentiments simples qui ne nécessite ni aucun gestes, ni aucunes paroles. Cet échange de regard avec l’humain, lorsqu’il s’installe dans la durée, développe la sécrétion d’ocytocine chez les deux êtres amis.
De plus, le regard du chien est devenu particulièrement expressif au contact de l’humain. Contrairement au loup, les muscles autour des yeux se sont développés et permettent au chien d’exprimer toute une palette de sentiments lorsqu’il regarde son propriétaire. C’est le fruit d’une évolution de 30000 ans.
Certaines races de chiens redoutent de regarder dans les yeux un humain, par défiance ou par peur.
On recommande d’ailleurs de ne pas fixer un chien inconnu dans la rue pour éviter un retour potentiellement aggressif avec certains chiens de catégorie 1 dit chiens d’attaques, tels que les American Stafforshire (pitbulls) et même de catégorie 2, les chiens de garde et de défense, tels que les Rottweillers. Ces animaux doivent sortir muselés, d’ailleurs.